LE NADI EL TARAQQI OU CERCLE DU PROGRÈS À ALGER : ORIGINE, ACTIVITÉS, RÔLE DANS L’AFFIRMATION D’UNE IDENTITÉ ALGÉRIENNE (1927-1962)

Par : Nacim El Okbi-

C’est au Cercle du Progrès, qui est aussi désigné en arabe sous le nom de Nadi El Taraqqi, que s’est tenue, le 22 janvier 1956, la conférence d’appel pour une trêve civile.

Ce qui pourrait sembler être une simple adresse ou un lieu-dit est en fait le nom d’une association créée dans le cadre de la loi dite de 1901. Son siège social est au « 9, place du Gouvernement » (aujourd’hui place des Martyrs), à Alger. L’activité avait commencé en 1927 et a été interrompue pendant la guerre d’indépendance, période où le général Massu prit de force possession des lieux et en expulsa l’association, afin d’utiliser le local pour son « action psychologique » contre les Algériens en y établissant une  « œuvre féminine » avec sa femme Suzanne Massu, et Lucienne, épouse du général Salan. Le but réel était de soustraire cet important lieu à l’action de la communauté musulmane qui était à cette date majoritairement acquise au combat pour l’indépendance.

Créée par des familles algéroises dans la Basse Casbah où étaient leurs principaux lieux de rencontre, l’association du Nadi El Taraqqi s’était fixé pour «  but d’aider l’éducation intellectuelle, économique et sociale des musulmans d’Algérie ». Notons qu’à cette époque la création d’une association de type communautaire, telle qu’une association israélite ou chrétienne, était fréquente.

Les débuts de l’association

Dès sa création, l’association du Cercle du Progrès organise des conférences avec l’aide de différentes personnalités, où les thèmes les plus divers sont abordés, par exemple : « L’esprit de l’islam », « L’importance de l’enseignement secondaire pour les musulmans d’Algérie », « La psychologie appliquée à l’éducation », « La syphilis, fléau social », « La présentation de la Ligue des droits de l’homme, ses buts et son utilité », « La tuberculose, les moyens de l’éviter », « L’agronomie », « La pratique du sport », etc.

De nombreuses associations tiennent en partie ou totalement leur activité au sein du Cercle. Citons notamment :

– l’activité musicale qui y est assez intense, avec  les orchestres andalous des associations El Moutribia (La Mélodieuse), créée vers 1911, et El Andaloussia (L’Andalouse), née en 1929, qui, à plusieurs reprises, donnent  des concerts  dans la grande salle. Quant à l’association musicale El Djazaïria  (L’Algérienne) dont la création date de 1930, elle a son siège au Cercle ;

– l’association des instituteurs d’origine indigène d’Algérie y tient son congrès les 3 et 4 avril 1928 ;

– l’association sportive « Mouloudia Club d’Alger » ou MCA s’installe au Nadi et y commence ses activités en 1928, avec comme président Si Mahmoud Ben Siam et vice-président Si Tahar Ali Chérif. Interrogé sur  la conformité avec l’islam de la pratique du sport, souvent  mal vue à l’époque par  les traditionalistes, le cheikh El Okbi avait alors soutenu les dirigeants du MCA dans leur démarche d’encouragement des activités physiques, en particulier du football qui, par la suite, est devenu un sport de masse, acceptable et accepté par la population, et même élément d’une affirmation identitaire(1).

En parallèle, la salle du Cercle du Progrès est utilisée pour donner des spectacles. Parmi les personnalités artistiques qui s’y sont produites, figurent le ténor Mahieddine Bachtarzi, Marie Soussan, Régina, Ben Charif, Rouïmi, Zmirou, Fakhhardji, Rachid Ksentini, Sellali Ali, dit Allalou, Bouchara, le « cheikh musicien », Lilli Abassi, etc.

Le Cercle s’ouvre aussi à l’action sociale comme en témoigne la souscription organisée au bénéfice des sinistrés du mauvais temps en Algérie à la fin de 1927, année où  les intempéries avaient causé d’énormes dégâts et fait de nombreuses victimes. Un élan national de solidarité s’était alors formé auquel le Nadi s’était joint en mobilisant tous ses moyens, comme en rendit alors compte L’Écho d’Alger.

Cependant, malgré cette variété d’activités, les dirigeants du Cercle du Progrès, gens pieux souhaitant approfondir leur intervention, s’étaient mis à la recherche d’un animateur, un conférencier permanent qui serait versé sur les questions religieuses. Ils étaient ainsi entrés en contact avec le cheikh El Okbi, rencontré en  janvier 1930 à Bou-Saada lors de l’enterrement du peintre converti à l’islam, Nasreddine Étienne Dinet, où il avait prononcé un impressionnant éloge funèbre.

La venue du cheikh El Okbi

Né à Biskra, Tayeb El Okbi (1889-1960) avait émigré à l’âge de 5 ans avec sa famille au Hedjaz où, après une solide formation de théologien, il était devenu conseiller du chérif  Hussein qui lui avait confié la rédaction du journal réformiste El Qibla (La Direction); placé en résidence surveillée par les autorités ottomanes pendant la Grande guerre, il revient en Algérie en 1920, crée en 1927 un journal intitulé El Islah (La Réforme) et se signale par son talent oratoire et son combat contre le maraboutisme.

Sur la proposition de Si Mahmoud Ben Siam et Si Mohamed Ben Merabet, il est invité à animer l’association du Cercle du Progrès par le conseil d’administration, dont la présidence à l’époque était assurée par Si El Mansali Hadj Mamad. Dès sa venue, le cheikh conquiert le public. Les nouvelles idées de la Nahda (la Renaissance) et de l’lslah se propagent alors avec force dans la capitale algérienne, ce qui prépare la création, en mai 1931, de l’association des Oulémas qui aura, elle aussi, son siège au Cercle du Progrès.

L’auditoire de celui-ci devient plus nombreux, plus varié, et rapidement la salle principale ne désemplit pas, toutes les couches sociales s’y retrouvant, de la plus modeste, à l’exemple des dockers, avec à leur tête leur chef syndical Hadj Nafaa, à la plus aisée – celle qui était à l’origine de la fondation de l’association.

Les différents témoignages rapportent que le cheikh El Okbi arpentait la Casbah et ses alentours pour inciter les gens à ne pas désespérer de la vie ; la condition de la plupart des Algériens était en effet particulièrement difficile : double imposition jusqu’à la 1e guerre mondiale, salaires très en-dessous des Européens, interdiction de pratiquer certains métiers contribuant à les paupériser. Son influence inquiète assez l’autorité coloniale pour qu’en février 1933, il soit interdit de prêche dans les mosquées par la dite « circulaire Michel ». Malgré cette entrave, l’activité du Cercle du Progrès s’amplifie sous son animation qui, rappelons-le, s’appuie sur les efforts déjà déployés précédemment par les sociétaires.

Quelques associations méritent d’être citées, dont l’activité se développe à partir de son installation, certaines ayant trouvé aide et assistance au point d’avoir leur siège social temporairement ou définitivement au Nadi El Taraqqi. Citons notamment l’Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord (AEMAN), l’Amicale des oukils judiciaires, la Ligue musulmane antialcoolique animée par le cheikh El Okbi et Abderrahmane Djillali, la société Ezzakat (La Purification) créée en mai 1931, qui avait pour but de favoriser l’instruction et l’éducation intellectuelle, économique et sociale des musulmans d’Algérie, créée par des membres du Nadi, et bien sûr l’association réformiste des Oulémas qui y tient son assemblée constitutive le 5  mai 1931 avec le cheikh El Okbi comme l’un de ses membres fondateurs (il en démissionnera en 1938).

Une importance particulière s’attache aussi au développement de la Chabiba (La Jeunesse), association fondée sur le principe de l’éducation intellectuelle des jeunes musulmans sans distinction de classes, et qui fut rattachée au Cercle du Progrès. C’était une école mixte où le cheikh El Okbi avait tenu à introduire l’apprentissage de la langue française en parallèle à celui de la langue arabe. Parmi  ses élèves, on trouve Bouras Mohamed, qui fréquentait les cours du soir, Ali Feddi, l’artiste Hattab Mohamed connu sous le nom de Habib Réda, Sid Ali Abdelhamid, le chanteur Ababsa Abdelhamid, l’artiste Abderrahmane Aziz, l’imam Kada Ben Youcef, membre fondateur avec Saadallah Boualem et Omar Lagha de l’association d’« éclaireurs musulmans algériens » El Kotb (L’Étoile polaire), l’acteur Sissani, Mme Boufedji Chama, enseignante et directrice d’école libre, Mme Bouzekri Izza, veuve d’Abane Ramdane puis épouse de Slimane Dehiles, etc.

Quant à l’association d’aide aux nécessiteux, El Kheïria (La Bienfaisante), créée en 1933 par les membres du Cercle du Progrès, elle développe des activités multiples, telles que la distribution de repas aux nécessiteux (qui a atteint, à un certain moment, 1200 repas par jour), l’aide alimentaire aux familles, la confection de tenue pour les scouts musulmans dans les ateliers d’apprentissage de couture par les jeunes filles, la création dans la Casbah d’un asile de nuit pour les nécessiteux, etc.

Le cheikh El Okbi est aussi à l’origine de la création d’une « Union des croyants monothéistes »(2), constituée de musulmans, chrétiens et juifs, tous gens du Livre, avec le soutien de Lamine Lamoudi, rédacteur en chef de La Défense, publication proche des Oulémas, et le journaliste Henri Bernier, Élie Gozlan pour la communautés juive, l’abbé Monchanin et le couple formé par l’ingénieur Jean Scelles et l’architecte Jeanne Scelles-Millie pour les catholiques. L’association organise au Nadi des conférences et débats sur des sujets d’intérêt commun aux trois religions ou à portée sociale comme, par exemple, une conférence donnée en 1939 sur le danger de l’emploi des « poudres blanches », héroïne et cocaïne.

Après guerre, le professeur André Mandouze et le syndicaliste chrétien Alexandre Chaulet seront parmi les « gens du Livre » qui lui rendront visite. Dans un entretien recueilli pour Le Monde par Eugène Mannoni  en janvier 1957, El Okbi le soulignera : « Je tiens à rendre hommage […] à l’œuvre éminemment humaine et fraternelle entreprise ici [en Algérie] par les représentants des trois religions et particulièrement à celle de Mgr Duval, dont le sermon au lendemain des événements du 29 décembre est allé droit au cœur des musulmans »(3). 

C’est également dans le local de la place du Gouvernement qu’a été fondé, en juin 1936, le « Congrès musulman algérien » qui regroupe tous les courants politiques, à l’exception de l’Étoile nord-africaine de Messali Hadj, des Oulémas du cheikh Abdelhamid Ben Badis au Parti communiste algérien (PCA), en passant par le docteur Mohammed-Salah Bendjelloul qui est son premier président, Lamine Lamoudi,  Abderrahmane Boukerdenna, Fertchoukh  Amara, Ferhat Abbas, le docteur Charif Saâdane, etc. Une délégation se rend à Paris en juillet 1936 pour remettre au gouvernement de Front populaire une plate-forme de revendications.

Lors d’une nouvelle réunion du Congrès en 1937,  le cheikh  El Okbi se signale par cette déclaration : « Contre ces exploiteurs, les Algériens musulmans ne demandent pas l’expropriation. Ils leur demandent seulement d’être traités en hommes. Qu’on le veuille ou non, il y a une Algérie nouvelle : la jeunesse algérienne est décidée à obtenir de légitimes satisfactions par toutes les voies légales. Si les gros colons savent le comprendre, nous serons leurs amis. En tous cas, le maintien de la situation actuelle est intolérable. Plutôt la mort que cette triste vie ! »(4). Recevant la  délégation parlementaire conduite par le député socialiste de Martinique, Joseph Lagrossilière, il fera part de l’évolution connue par le peuple algérien sous l’influence des Oulémas et défendra ces réformes à mener au plus vite : abolition du code de l’indigénat avec maintien du statut personnel des Musulmans, libre exercice du culte musulman, liberté d’enseignement de la langue arabe, respect du droit à ouvrir des écoles libres (médersas).

La Jeunesse du congrès musulman algérien animée par Lamine Lamoudi, Hamouda Ahmed et Omar Aïchoune tient aussi ses activités au Cercle du Progrès. Le Congrès musulman entrera peu à peu en sommeil après l’abandon à la fin de 1937 du projet de réformes dit « Blum-Viollette » qu’il avait soutenu.

La section algéroise scoute El Fallah (Le Salut), créée en 1935 avec l’aide conjointe du cheikh El Okbi et de Mahmoud Ben Siam a donné la base de la fédération des Scouts musulmans algériens (SMA). Ouvert à El Harrach où le cheikh El Okbi s’était rendu avec son ami le négociant Si Abbés Turki, le premier congrès s’en est conclu au Cercle du Progrès dont le président était à l’époque Si Mohamed Ben Merabet(5). Le mouvement y tient la plupart de ses assemblées générales de 1936 jusqu’au décès en 1941 de Si Mohamed Bouras, son fondateur, par ailleurs membre du MCA, assidu aux conférences du cheikh El Okbi et l’accompagnant dans ses déplacements.

À noter que la majorité des scouts affiliés au groupe El Falah étaient issus de l’école Echchabiba, et qu’ils étaient souvent présents dans des événements auxquels assistait le cheikh El Okbi tels que les fêtes d’écoles. Plusieurs membres fondateurs de la fédération étaient des habitués du Cercle du Progrès à l’exemple de Omar Lagha, participant assidu à ses conférences, de Ahmed Mezghana et Mokhtar Bouaziz, administrateurs d’associations présidées par le Cheikh El Okbi, ou d’Ahmed Hamouda et Sator H’Mida, souvent conférenciers au Nadi.

Signalons encore l’action de la société El Kawkab el Temthili El Djazaïri (L’Astre théâtral algérien), association de promotion du théâtre parrainée par le poète et militant Moufdi Zakaria et le cheikh El Okbi et qui a eu son siège social au Cercle du Progrès.

Enfin le « Comité de défense de la Palestine » se constitue en 1949 avec le cheikh El Okbi comme président, et la participation de Lamoudi, des muphtis cheikh Baba Ameur et cheikh Assimi Mohamed, de Si Mahmoud Ben Siam et du délégué Bachir Ben Yadjra membre de l’Union du Manifeste algérien (UDMA). Un télégramme a été adressé à Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères et initiateur de la construction de l’Union Européenne pour l’informer de l’action du comité. Celle-ci prépare à la mission conduite en 1950 à El Qods (Jérusalem) par le cheikh El Okbi avec le journaliste Mohamed Ben Houra, tuteur de l’artiste peintre Baya, et l’islamologue Louis Massignon, en vue de faire reconnaître les droits sur les biens habous (mainmorte) algériens de Sidi Boumediene (ou Abou Mediane) et apporter le soutien des Algériens à la cause palestinienne. A l’occasion de ce déplacement, El Okbi prêche à la mosquée d’Omar, à Hébron et à Amman.

Quelques prises de position du cheikh El Okbi

Alors qu’à la fin des années 1930, la deuxième guerre mondiale commençait à se profiler, le cheikh El Okbi, homme de religion ne pouvait qu’encourager les efforts de concorde et de paix ; aussi  affichera-t-il publiquement son soutien aux efforts de paix que la France déployait alors, en envoyant un télégramme à l’adresse du peuple français au nom du Cercle du Progrès,  initiative qui conduira à sa prise de distance d’avec les Oulémas qui estimaient que la guerre ne concernait pas les Algériens. Cette prise de position lui était inspirée par  le souvenir de la Grande Guerre qui, à la date du 11 novembre 1918, avait vu 260 000 soldats musulmans présents sous les drapeaux, et 35 900 hommes y avoir trouvé la mort(6). Si le cheikh  partagea en cela les illusions placées dans les accords de Munich, jamais il ne montra la moindre complaisance à l’égard du  nazisme et du fascisme, doctrines à ses yeux contraires aux valeurs de l’être humain et qui sont à la source d’un conflit qui a fait quelque 60 millions de morts, sans épargner les populations extra-européennes.

Une fois les hostilités déclenchées, tout en essayant de préserver les intérêts des Algériens, le cheikh refuse nettement de cautionner la législation anti-juive de Vichy malgré une sollicitation en ce sens du Gouvernement général. Tout au contraire, il tient à en contresigner une condamnation des plus fermes écrite par l’avocat Ahmed Boumendjel qui à l’époque assurait la défense de militants du PPA. Henri Alleg confirme que, fidèle à sa conception de la solidarité entre gens du Livre, le cheikh s’est opposé à la tentative de l’administration coloniale vichyssoise d’inciter les musulmans à des actions contre les juifs, pour leur enjoindre au contraire de ne pas s’associer à des actes hostiles que la religion réprouvait. Cette attitude éthique s’alignait par avance sur des exigences que la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948 est venue consacrer en stipulant que « tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » (art. 3), et que «  nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété » (art. 17).

Fin 1943, le Comité français de libération nationale (CFLN) formé à Alger en juin précédent mettra en place, sous l’autorité du général Georges Catroux, une commission des réformes musulmanes devant  laquelle seront invités l’ensemble des  partis politiques, dont le PPA (qui, en 1946, deviendra le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques ou MTLD)  avec Messali Hadj, l’UDMA avec Ferhat Abbas, les Oulémas, et des personnalités de la société civile. Membre de cette commission, le cheikh El Okbi y sera le seul à proposer aux autorités de libérer Messali Hadj « dont le parti représente la majeure partie du peuple algérien » et à estimer que son absence serait une lacune majeure pour le travail de la commission (qui l’auditionnera en définitive lors de sa 9e séance).

Le cheikh El Okbi appuie pour sa part les propositions de Ferhat Abbas, de l’association des Oulémas et du cheikh Bayoud. Dans sa propre audition, il défend l’abrogation des lois d’exception et de l’indigénat, la séparation de la religion et de l’État (le culte musulman restait géré par l’administration, contrairement au judaïsme et au christianisme qui bénéficiaient du régime de la loi de 1905), l’égalité des droits pour tous les Algériens, et les droits politiques sans exception avec la conservation du statut personnel musulman, l’accès à tous les postes d’autorité, l’égalité en nombre de délégués avec les Européens dans les assemblées algériennes, le droit aux naturalisés de revenir au statut personnel musulman… Le rapport final s’inspirera d’une démarche comparable, évoquant également les disparités injustifiable de salaires ou de solde militaire entre Européens et Musulmans engagés pourtant dans la même guerre.

Si les tardives avancées civiques de l’ordonnance du 7 mars 1944 « relative au statut des Français musulmans d’Algérie » seront rapidement invalidées (par les massacres du Constantinois) en mai-juin 1945 puis par la fraude électorale systématisée par l’administration coloniale, cette commission des réformes de 1944, tout comme avec le congrès musulman des années 1936-1937, aura au moins eu le mérite de manifester l’aptitude de personnalités algériennes à faire valoir leurs opinions et à exposer aux Autorités leurs revendications pour l’avancée des droits d’une manière pacifique et ordonnée.

En 1947, le cheikh El Okbi anticipera, dans son journal El Islah, le combat pour l’autodétermination : « Pas de régence, pas de protectorat, pas de colonisation, pas de possession, d’un pays ou d’une nation sans son consentement […], mais une liberté de choix de destinée pour tous les peuples, et l’indépendance de toute nation, principe établi dans le monde d’aujourd’hui et c’est un droit sacré aux yeux de toute nation[7]. » Les acteurs politiques d’alors n’ayant pas été écoutés, une autre génération est venue et s’est fait entendre d’une autre manière le 1er novembre 1954.

De l’Appel pour une trêve civile à l’Algérie algérienne

À deux jours de la conférence du 22 janvier 1956 et devant la menace déclarée d’une intervention hostile des ultras, le comité qui est à l’origine de l’appel pour une trêve civile a dû constater que les salles européennes leur étaient fermées. Le seul lieu qui pouvait répondre aux exigences de sécurité et compatible avec l’esprit de cette réunion, était la salle du Cercle du Progrès que ses membres d’origine musulmane suggérèrent au comité. La symbolique franco-algérienne de la rencontre s’est indiscutablement trouvée très renforcée par cette tenue en lisière de la Casbah et par le souvenir des multiples manifestations tant d’affirmation de l’identité algérienne que de dialogue entre les communautés que le Nadi avait accueillies. Omar Aïchoune, membre du Cercle du Progrès et du FLN, s’est chargé de la sécurité des lieux de la conférence, assisté à l’extérieur par les militants du FLN. Du côté algérien, tout s’est ainsi déroulé dans le calme, sans aucun débordement. Le service d’ordre policier mobilisé par l’administration a ainsi pu contenir les contre-manifestants ultras. Par leur pression sur les autorités au plus haut niveau lors du 6 février suivant, ceux-ci auront sans doute réussi à lapider un Appel auquel le gouvernement Mollet se donnera pas la moindre suite. L’honneur reste cependant à ceux qui auront au moins permis qu’il soit lancé le 22 janvier 1956 et qui s’y sont associés.

Parmi eux, le cheik El Okbi dont ce fut l’une des dernières apparitions publiques. Dès 1955, sans plus d’illusions sur les possibilités d’une issue pacifique, il déclarait à Robert Barrat : « Un Gandhi était impossible en Algérie…ils nous l’auraient tué ».

Déjà début 1956, la plupart de ses fidèles avaient intégré le FLN. Quelques mois plus tard, les 14 et 15 septembre, se tiendra encore au Nadi (alors sous la responsabilité de  Si Mahmoud Ben Siam) le congrès constitutif  de l’Union générale des commerçants algériens (UGCA), organisation du  FLN avec à sa direction les proches collaborateurs du cheikh, Si Omar Aïchoune comme président et Si Abbas Turki comme vice-président.

En réquisitionnant le 1er juin 1958 le siège du Cercle du Progrès, le général Massu ne pouvait ignorer qu’il privait les Algériens de ce qui était depuis trente ans leur principal forum civique et culturel.

La suite est connue : Ali Boumendjel, ce défenseur du droit comme son frère Ahmed Boumendjel, a été défenestré par le général Aussaresses qui était l’adjoint direct du général Massu. Le général Raoul Salan a été le chef de la tristement célèbre Organisation Armée Secrète (OAS). Par sa politique de « la terre brûlée », celle-ci a voulu créer l’irrémédiable et détruire toutes  relations naturelles et humaines entre communautés,  poussant en définitive   les  Européens à penser qu’il n’y avait pas d’autre choix que « la valise ou le cercueil ». René Sintès, le plus jeune membre du comité pour la Trêve civile compte parmi les victimes de cette entreprise  meurtrière dont l’abbé Scotto a pu dire : « Jusqu’à mon dernier soupir, je haïrai l’OAS en tant qu’organisation criminelle. Non seulement parce qu’elle a tué le cœur du peuple auquel j’appartiens, le cœur de mon peuple de pieds noirs. L’OAS les a violés. Ce peuple valait mieux que cela(8). »

Le 12 août 1962, le Cercle du Progrès se réinstallera solennellement au 9 de l’ancienne place du Gouvernement. Faisant l’historique de ce lieu, Omar Aïchoune, devenu son président, ne manquera pas d’y évoquer, au nom de la nouvelle Algérie, « la dernière conférence à Alger, en 1956, de notre très regretté compatriote Albert Camus(9)».



Notes:

1- Voir Rabah Saadallah et Djamel Benfars, Les Splendeurs du Mouloudia 1921-1956, édition El Othmania, Alger, 2009 ; l’appellation du club se réfère bien sûr au Mouloud, jour de naissance du Prophète.

2- Si l’association est créée en 1935, des conférences sur le monothéisme, c’est-à-dire sur l’islam, la chrétienté et le judaïsme, ont eu lieu dès 1933, notamment avec Henri Bernier.

3- Ce sermon fait suite à des représailles ayant fait fait plusieurs centaines de morts parmi les Musulmans.  Les prises de position répétées de Mgr Léon Etienne Duval, archevêque d’Alger, contre la violence et en défense des droits des Musulmans lui ont valu injures et menaces croissantes de la part des ultras qui  l’avaient surnommé « Mohamed Duval ».

4- Ces paroles sont  d’autant plus courageuses qu’El Okbi est alors sous contrôle judiciaire comme accusé d’avoir été l’instigateur du meurtre du grand muphti Bendali Amor, tué le 2 août 1936, affaire dans laquelle il ne sera acquitté par la cour criminelle d’Alger qu’en juin 1939.

5- Voir Mohamed Derouiche, dans  Le scoutisme école du patriotisme, OPU, Alger, 2010.

6- Selon le rapport de l’assemblée de l’Union Française n° 131, 1952.

7- Cité par Ahmed Meriouche, Cheikh Taïeb El Okbi et son rôle dans le mouvement national algérien, thèse de magister, Université d’Alger, 1993.

8- André Mandouze, cité par Aïssa Kadri dans Instituteurs et enseignants en Algérie, 1945-1948 :histoire et mémoire, Paris,  Karthala éditions, 2014.

9- La Dépêche d’Algérie.

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