Ibn Badis, pionnier de la renaissance culturelle

Par: BOUAMRANE CHEIKH-

Les idées d’Ibn Bâdîs, sa vie et son action exemplaires ont marqué profondément tous ceux qui l’ont approché, de près ou de loin, compagnons, disciples ou simples auditeurs.

Son influence s’est exercée de son vivant et après sa mort sur toutes les couches de la population algérienne.

Né le 4 avril 1889 à Constantine, le jeune Abdelhamid reçoit une éducation solide. Il se rend d’abord à l’école coranique et apprend bientôt tout le livre sacré par cœur. En 1903, il est confié à un précepteur qui exerce une grande influence sur l’enfant. Il s’agit de Cheikh Hamdân Lounici, adepte de l’ordre maraboutique des Tidjâniyya. Ibn Bâdîs acquiert auprès de ce maître les éléments de la langue et les connaissances islamiques indispensables.

En 1908, Ibn Bâdîs est envoyé à Tunis à l’université de la Zitouna où après l’obtention de son diplôme, il enseigne un an comme c’est l’usage pour les étudiants qui viennent de terminer leur cycle d’études. Il se rend à la Mecque au cours de la même année, en 1912 et, après avoir accompli le pèlerinage, séjourne à Médine où il complète ses connaissances. Sur le chemin du retour, il s’arrête au Caire, suit les cours du Cheikh Belkhayyat, mufti d’Egypte -qui lui délivre un diplôme- . Il entre en relation avec le milieu réformateur, en particulier avec Rachid Ridha, disciple du Cheikh Mohammed Abdou. En 1913, Ibn Bâdîs retourne à sa ville de Constantine. Son séjour en Orient lui aura permis de mûrir ses idées et de réfléchir à l’état dans lequel se trouvait la communauté musulmane.

Ibn Bâdîs note, parmi les causes de notre décadence, le pouvoir arbitraire qui s’était substitué à la libre consultation communautaire (Al-shourâ), de sorte que les citoyens ne participaient pas à la vie publique et restaient en dehors des décisions politiques, prises par ceux qui détenaient le pouvoir. Les savants et les penseurs, dans leur majorité, ne jouaient guère le rôle qui devait être le leur de guides éclairés de l’opinion.

Une seconde cause de décadence résidait dans la théorie de la résignation, conception paresseuse du destin tout à fait étrangère à l’Islam. Les notions de travail et d’efficacité étaient devenues négligeables, chacun s’abandonnant au sort qui lui était fixé. Cet état d’esprit avait entraîné la stagnation intellectuelle et le conservatisme social.

L’action d’Ibn Bâdîs, à la suite des pionniers de «l’Islâh» a consisté à dissiper ces erreurs, en revenant à la doctrine authentique de l’Islam. Il a démontré que le croyant est libre d’agir et qu’il doit agir; il n’est pas un jouet entre les mains du destin. Il résuma son programme en un triptyque célèbre: L’Islam est ma religion; l’Algérie est ma patrie; l’arabe est ma langue.

L’action éducative

De 1913 à 1925, Ibn Bâdîs se consacre principalement à l’action éducative, d’une part, pour créer les conditions de la renaissance et, d’autre part, pour former des disciples et diffuser les idées nouvelles au sein de la communauté.

Il ouvre ainsi la première école de filles à Sidi-Boumaza et y enseigne avec Cheikh Moubarek El-Mili. Devant l’afflux considérable des élèves, il décide de doter l’école d’un internat. Le maître s’est rendu compte que l’instruction des filles est une condition nécessaire de la renaissance algérienne ; il déploie des efforts considérables dans ce sens et parvient à convaincre les parents réticents ou réservés qu’en dehors de cette voie, il n’y a pas de progrès possible. Parallèlement à la création des écoles libres à travers les principales villes du pays, Ibn Bâdîs ouvre des cercles culturels pour rassembler des groupes de jeunes et des adultes cultivés.

L’un des plus importants est Le Cercle du progrès, fondé à Alger, et qui existe encore, place des Martyrs.

A Constantine, l’emploi du temps quotidien d’Ibn Bâdîs est si chargé qu’il s’épuise pratiquement à la tâche. Levé avant l’aube, il donne ses premiers cours aux élèves des écoles primaires, en se consacrant successivement à plusieurs classes. Il ne s’arrête qu’à la prière de midi, et après avoir pris un repas frugal, se remet à son enseignement qu’il poursuit jusqu’à la nuit tombée. Il dispense en outre un cours public de commentaire coranique qu’il poursuivra inlassablement pendant 25 ans.

Ibn Bâdîs pratiquait une méthode rationnelle de persuasion à l’égard de ceux qui ne partageaient pas son point de vue ou dont la conduite s’écartait de la voie droite. Il n’usait ni de polémique ni de diffamation. Il ne

condamnait définitivement ni les pêcheurs, ni les incroyants, laissant toujours la porte ouverte à un retour possible.

Ibn Bâdîs diffusait ses idées non seulement par l’enseignement et les conférences qu’il donnait dans les principales villes du territoire, mais aussi par la presse, les brochures et la publication d’ouvrages importants.

El-Mountaqid est ainsi fondé en 1926 : ce fut le bon premier journal hebdomadaire, suivi de plusieurs autres. Il en était le rédacteur en chef et en avait confié la direction à Ahmed Bouchemal; y collaboraient aussi Cheikh Moubarek El-Mili et Cheikh Tayeb El-Okbi. Comme son nom l’indique, ce journal était surtout critique et polémique; il s’attaquait en particulier au maraboutisme peu éclairé.

Ach-Chihâb, revue d’abord hebdomadaire, puis mensuelle, paraît de 1926 à 1940. Cette revue publiait les cours du Cheikh, notamment son commentaire du Coran, du Hadith et des articles traitant des problèmes de l’heure. C’est aujourd’hui la source principale de documentation pour l’étude des idées d’Ibn Bâdîs et de son école.

Le 5 mai 1931, se réunit à Alger, au Cercle du progrès l’assemblée générale constitutive de l’Association des Ulamâ musulmans d’Algérie, en présence d’Ibn Bâdîs, de ses compagnons, de ses disciples et des délégués de l’intérieur. Ibn Bâdîs fut élu président de l’Association et le premier conseil d’administration fut mis en place. Il comprenait notamment Cheikh Larbi Tebessi, Cheikh Tayeb ElOkbi et bien d’autres compagnons.

Les objectifs de l’Association sont définis : faire connaître l’Islam véritable et lutter contre ses détracteurs et ses déformateurs, user de la méthode rationnelle à partir de l’ijtihad ou effort de recherche personnelle et rejeter le taqlid, imitation servile des maîtres.

En 1936, la politique coloniale tenta d’accorder quelques droits à certaines catégories d’Algériens. Le projet Blum-Violette, mis au point sous le gouvernement du Front populaire, voulait gagner une partie de la population algérienne par des réformes timidement libérales que la minorité européenne combattra avec tant d’acharnement qu’elles ne verront pas le jour.

Ce projet ne stipulait pas que les Algériens bénéficiaires de certains droits politiques devaient renoncer à leur statut personnel musulman, mais les colons l’exigeaient à travers leur presse et leurs groupes de pression. Le projet Blum-Violette fut abandonné, d’autant plus que la minorité européenne avait tout mis en œuvre pour s’y opposer, parce que trop libéral à ses yeux.

C’est dans ce contexte que, dans un article de la revue Ach-Chihab de septembre 1937, Ibn Bâdîs précise sa conception de la nation algérienne, après avoir choisi comme devise du journal El-Mountaqid: «la vérité au dessus de tout et la patrie avant tout».

Il distingue quatre conceptions de la nation que l’on peut résumer brièvement par le nationalisme local fondé sur l’égoïsme, le nationalisme étroit basé sur le sectarisme, l’internationalisme qui veut dépasser la nation, voire la nier et le nationalisme au sens large qui écarte le chauvinisme et oopère avec les autres nations, sans renoncer à son originalité propre.

Il dénonce la politique coloniale qui s’immisce dans les affaires du culte, ferme «les médersas» et poursuit leurs maîtres, interdit les cercles culturels, fournit une aide importante aux missions religieuses chrétiennes, particulièrement dans le sud du pays, alors qu’elle n’y autorise pas les Ulamâ.

L’Imam Abdelhamid Ibn Bâdîs est mort le 16 avril 1940, à 51 ans, succombant à la tâche, à l’âge où d’ordinaire l’homme est encore plein de vigueur et de promesses.

Lorsqu’on compare l’étendue de son œuvre à la brièveté de son existence, on se rend compte qu’il a fait le sacrifice de sa vie, au service de son pays et de son peuple. Ibn Bâdîs a mérité d’appartenir à l’histoire de l’Algérie contemporaine, comme l’un de ses bâtisseurs et de ses penseurs les plus remarquables.

Penseur et homme d’action, le Cheikh Abdelhamid Ibn Badis peut être considéré comme l’un des artisans de la renaissance de notre pays, en même temps qu’un précurseur du mouvement national dont le rayonnement a d’ailleurs largement dépassé nos frontières.

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