Le Cheikh Bachir El Ibrahimi : le combat pour la personnalité algérienne 1/2

Par: Nadjib Achour-

Dans sa préface à la réédition du Jeune Musulman qui était l’organe en langue française de l’association des oulémas, le Docteur Ahmed Taleb Ibrahimi, le fils du Cheikh Bachir El Ibrahimi, invita la jeunesse algérienne à se souvenir du combat de leurs aînés afin dit-il de constater que  « la guerre de libération a été précédée d’une longue résistance de leurs pères afin de préserver leurs âmes »[1].

En effet, la colonisation française en Algérie s’attaqua aux fondements même de la personnalité de l’Algérien en le privant de l’exercice de sa langue, de sa religion, car considérées comme les deux principaux obstacles à la politique de francisation.

Face à cette logique de destruction culturelle du colonisé, des voix s’élevèrent et la résistance s’organisa. Celle-ci fut à ses débuts timides, peu nombreux étaient ceux qui parlaient d’Algérie musulmane, de renaissance de la culture Arabe. Il y eu bien sur l’action des chouyoukhs Ben Smaya, El Medjaoui, Ben Zekri, celle du polémiste Omar Racim, qui se firent les ardents propagandistes des thèses réformistes, et ce bien avant la première guerre mondiale. Mais il fallut attendre le Cheikh Ben Badis  pour voir véritablement la doctrine islahiste prendre corps, doctrine qu’il marquera de son sceau et ancrera dans les consciences algériennes, en lui insufflant un esprit patriotique qui lui faisait défaut jusqu’à alors.

Il fut épaulé dans son action de renaissance civilisationnelle du peuple algérien par diverses personnalités, dont la plus importance fut sans conteste, le Cheikh Mohamed Bachir El Ibrahimi. Celui-ci fut l’homme de la transition, de la mutation de l’association des Oulémas, qu’il présida après la disparition du Cheikh Ben Badis, et qu’il orienta vers une posture politique beaucoup plus marquée tranchant avec celle hésitante des débuts. Il réussit à préserver l’héritage badisien, à le capitaliser, à l’ériger en crédo idéologique qui influença de façon définitive le nationalisme algérien.

La répartition des tâches au sein de la mouvance réformiste orchestrée par Ben Badis conféra au Cheikh Ibrahimi l’important rôle de régénérateur de l’Arabiyya. Il fut pour l’Algérie comme l’écrit Ali Mérad « le sommet de la culture nationale arabe »[2]. Ainsi, dans le sillon idéologique tracée par Ben Badis, il se fit l’un des plus ardents défenseurs de la personnalité algérienne reposant sur l’Islam et l’arabité, dont il politisa les enjeux jusqu’à la fin de sa vie.

Le Cheikh Bachir El Ibrahimi naquit en 1889 au douar Ouled Braham, d’où son nom, dans la commune mixte des Rirha située dans le département de Constantine. Il étudia l’Arabe à la zaouïa Chellata en Petite-Kabylie. Celle-ci était dirigée par une puissante famille maraboutique, les Benaly Chérif. Vers 1911, il partit à Médine rejoindre son père, qui un an auparavant avait quitté l’Algérie suite à ses démêlés avec l’administration coloniale. A cette époque, nombreux sont les Algériens qui par vagues successives émigrèrent vers le Machreq.

Ils étaient mus comme l’écrit l’historien Charles Robert Ageron par « cette volonté de vivre et de mourir sous un gouvernement musulman »[3] ne supportant plus les rigueurs du régime colonial français qui s’était acharné à détruire tous les foyers de culture arabo-islamique. L’exil était alors perçu comme le meilleur moyen de préserver son identité culturelle bafouée. Les Algériens par fidélité à la mémoire de l’Emir Abdel Kader s’installèrent en Syrie, d’autres dans l’imitation de la gestuelle prophétique s’en allèrent à Médine.

La ville Sainte abritait en son sein, un nombre non négligeable d’exilés algériens. Le maître de Ben Badis, le Cheikh Hamdan Lounissi y vint pour terminer ses jours, le Cheikh Tayeb El Okbi, dont la famille avait également prit le chemin de l’exil, y débuta sa carrière de prédicateur et de journaliste. Quant au Cheikh Bachir El Ibrahimi, il fut durant toute la phase médinoise de son exil, étudiant, puis enseignant à la grande mosquée de la ville, c’est là qu’il se familiarisa avec la pensée d’El Afghani et Abdou. C’est en 1913 qu’il fit la connaissance du Cheikh Ben Badis, venu à la Mecque en pèlerinage.

De leurs discussions naquit l’idée d’un projet qu’ils se promirent de réaliser dès leur retour en Algérie. Par la suite, il prit le chemin de Damas, où l’attendait son père. Nous savons par le biais des écrits d’Ali Mérad et de Taleb Ibrahimi, qu’il fut nommé professeur à Maktab Anbar, premier lycée moderne de Syrie. Il fut conférencier dans les cercles panarabes, notamment le Nadi El Arabi animé par Abderahmane Chahbandar, et il se lia aux milieux inspirés par Rachid Rida. L’occupation de la Syrie par les français, qu’il avait fuis, aux lendemains de la Grande Guerre, le poussa à rentrer en Algérie en 1920.

Au cœur de la bataille de l’Islah

Le Cheikh El Ibrahimi fit son retour dans une Algérie en pleine effervescence, sortie de sa torpeur par l’Emir Khaled. Il s’installa à Sétif et devint « enseignant libre », car comme Ben  Badis, il refusa d’être un agent du culte officiel, dont le personnel était nommé par l’administration coloniale. L’enseignement libre constituait alors l’un des meilleurs moyens de diffusion et de prédication dont disposaient les réformistes.

En 1924, sur proposition de Ben Badis, il fut invité à rejoindre le groupe culturel qui se voulait être le noyau d’un futur grand parti islamique. Le cheikh de Constantine écrit Mérad « s’était mis en rapport avec ses amis et collègues du Constantinois pour les persuader de l’utilité de créer une association qui serait baptisée fraternité intellectuelle, et qui aurait pour but d’unir entre eux les lettrés (arabisants), de leur permettre de mieux se connaître, d’harmoniser leurs efforts en matière d’enseignement arabe libre, d’unifier leur doctrine religieuse »[4].

Les forces que Ben Badis ambitionnait de réunir étaient dispersées, il n’existait nulle coordination entre elles, aucune structure permettant de canaliser ses initiatives. Pourtant ce fut l’ensemble du territoire algérien qui était secoué par la Nahda. Les chouyoukhs Ibadites du M’Zab firent office de pionniers. Sous leur impulsion fut crée dans la Tunisie voisine, une bibliothèque, El Istiqama qui devait être selon le Cheikh Aboul Ykdan « une fondation d’où sortiraient les oulamas, les littérateurs, les écrivains, les orateurs qui travailleraient pour la patrie, le patriotisme et la renaissance nationale »[5].  L’opinion publique algérienne découvrait de nouveaux journaux en langue arabe, des noms lui devinrent familiers, ceux de Tayeb El Okbi, Mohamed El ‘Id, Lamine Lamoudi, Saïd Zahiri, ces noms qui devaient constituer quelques années plus tard l’Etat-major de Ben Badis. « La nahda s’organisait ». Ce réveil culturel se matérialisa par la fondation de plusieurs imprimeries : l’imprimerie al Arabiya et Ta’alibiya à Alger, celle de la Nahda et du Chihab à Constantine, et par la constitution de medersas, financées par des notables et soutenues par les masses populaires. Ainsi comme l’écrit l’historien Algérien Mahfoud Kaddache « Les lettrés de langue arabe et les hommes de religion qui, depuis le début du siècle cherchaient leur voie, avaient trouvé celle de l’Islah, qui en Orient guidait le nationalisme arabe. »[6]

Le parti islamique tant souhaité par Ben Badis et dont il lança l’idée dans un appel publié dans son journal Ach chihab en 1925, vit le jour en 1931 lorsque fut fondé à Alger l’Association des Oulémas. Bachir El Ibrahimi fut nommé vice président. La célébration insolente du centenaire de l’Algérie française accéléra les démarches entreprises par les leaders réformistes pour faire entendre la voix de l’Islam. Ahmed Taleb Ibrahimi écrit, dans ses mémoires que « dans l’esprit de Ben Badis et Ibrahimi, l’action de leur association s’inscrit comme une réponse au défi lancé par les fêtes du centenaire proclamant la fin de l’Islam et de la langue arabe en Algérie »[7].

Le Cheikh El Ibrahimi mena sa bataille pour le triomphe de l’Islah dans l’Ouest algérien, à Tlemcen. En 1933, il fut chargé par le Cheikh Ben Badis de porter le message de l’Association des Oulémas dans cette cité jalouse de son histoire. La tache était des plus rudes, comme le précise Mérad, « la province d’Oran, n’avait qu’une faible densité réformiste. Elle ne fut touchée réellement par la propagande réformiste qu’après la constitution de l’Association des Oulémas. L’obstacle maraboutique y était puissant, en raison de la présence des grandes confréries (Tayybiya, Darqaoua etc…) et de zaouïas très influentes, notamment à Mostaganem, Tiaret, Mazouna. Les moyens de communication, en dehors de l’axe ferroviaire Alger-Oran-Tlemcen, étaient malaisés, et les frais de propagande, à partir de Constantine donnaient à réfléchir à l’organisation réformiste. En effet, la proportion des lettrés réformistes d’origine oranaise était infime »[8].

Mais son éloquence et ses efforts inlassables en vue de consacrer la cause des Oulémas, axée sur la prédication d’un Islam purifié et l’invite à chérir la langue arabe proscrite par le colonisateur, lui ont permit de conquérir l’esprit et le cœur des tlemceniens. Ahmed Taleb témoin de la ferveur avec laquelle son père s’acquittait de ses obligations et de son devoir écrit « Mon père est infatigable. On le rencontre partout où il n y a pas de repos ; à l’aube dispensant ses cours à une cinquantaine de jeunes Tlemceniens, à midi dirigeant la prière du Dhohr, l’après midi discourant dans un cercle sur le passé ou l’avenir de l’Algérie, le soir réunissant ses fidèles après son cours d’exégèse coranique pour concrétiser le projet qui lui tient à cœur et dont il veut se rapprocher en s’installant dans sa nouvelle demeure. Il s’agit du chantier qu’il a enfin lancé : la construction de Dar El hadith »[9].

La ville connut sous son impulsion une véritable révolution culturelle. A l’instar de tous les leaders réformistes il poussa à la création de cercles culturels, le Nadi Chabiba et le Nadi Saada, où il était possible d’écouter les conférences religieuses, où l’on s’adonnait à diverses activités artistiques en langue arabe, telles que le théâtre, la poésie ainsi que la musique. Le Cheikh mit, chaque année, sa demeure à contribution pour l’organisation de festivités à l’occasion du mawlid (anniversaire de la naissance du Prophète) car chaque fête religieuse constituait,  pour les réformistes, une occasion de rencontre avec la langue arabe.

Dar El Hadith fut finalement inauguré en septembre 1937 et marqua le triomphe de l’action du Cheikh El Ibrahimi dans la cité Tlemcenienne.  Il décida de lui attribuer le nom de Dar El Hadith en souvenir écrit son fils « de la madrassa qui porte le même nom à Damas (fondée par Nourredine) et en hommage à la mémoire de ces grands bâtisseurs de madrassas que furent Nizam Al Mulk et Salaheddine El Ayoubi »[10]. Une telle appellation n’était pas fortuite, car il s’agissait par ce biais de se réapproprier une histoire et une identité niées par le colonialisateur.

Désormais, les Oulémas disposaient d’un centre de propagande dans l’Ouest algérien et « d’un foyer de rayonnement culturel de première grandeur »[11]. La médersa comprenant une salle de prière, Bachir el Ibrahimi pouvait y prêcher car cet exercice lui était défendu dans les mosquées officielles par l’administration coloniale.

En effet, cette dernière pressés par les tenants des ordres maraboutiques et les agents officiels du culte qui dénonçaient l’enseignement « anti-français » des Oulémas, édicta plusieurs mesures, dont les deux circulaires Michel datées du 16 et 18 février 1933 qui interdisaient la prise de parole aux réformistes dans les mosquées officielles, et les soumettaient à un régime strict de surveillance. Cela se traduisit par des refus d’ouvertures d’écoles sous direction réformiste, des privations de liberté de circulation et même des peines d’emprisonnement pour un certain nombre d’agents de la propagande réformiste.

L’hostilité de l’Administration coloniale se fit au fil du temps, de plus en plus vive. Elle ne pardonnait pas à ces hommes de religion d’avoir trahit leur sacerdoce en entrant dans la bataille politique. Elle se décida à frapper les têtes pensantes de l’islah en s’attaquant à Ben Badis et El Ibrahimi qui refusèrent à l’instar de Messali Hadj et d’autres personnalités du mouvement national de prendre position publiquement pour la France dans le conflit qui venait d’éclater avec l’Allemagne.

Le Cheikh Ibrahimi fut sollicité à deux reprises par le capitaine Schoen, responsable du service de surveillance politique des « indigènes », et le Gouverneur Général de l’Algérie, pour témoigner de sa loyauté envers la France engagé dans une nouvelle guerre contre l’Allemagne moyennant en contrepartie la promesse de la création d’un poste de Cheikh El Islam à son intention. Ce qu’il refusa catégoriquement arguant que « le peuple algérien n’était guère concerné par cette guerre même si ses enfants sont contraints de s’y battre pour la France. »[12] Les conséquences de son refus furent tout d’abord la fermeture de la médersa Dar El Hadith par arrêté préfectoral puis sa mise en résidence surveillée à Aflou le 10 avril 1940. C’est là qu’il apprit la terrible nouvelle du décès de son compagnon de route. Le Cheikh Ben Badis atteint d’un mal incurable s’éteignit le 16 avril 1940 à l’âge de 51 ans.

A la tête de l’Association des Oulémas.

Le Cheikh El Ibrahimi fut porté clandestinement à la tête du mouvement réformiste en dépit des pressions du Gouverneur général qui en coulisse essaya de manœuvrer pour que les membres de l’association des oulémas présents aux obsèques de Ben Badis élisent Tayeb El Okbi, réputé beaucoup moins hostile à la cause française. Il héritait d’un mouvement affaibli par la disparition de son leader, par la désaffection des éléments Okbistes et par les différents coups de butoir mené par l’administration coloniale. L’historien Mahfoud Kaddache précise que durant cette période « seuls les médersas créées par l’association continuèrent à fonctionner, bornant leurs activités à l’enseignement en attendant des jours meilleurs »[13].

Bachir El Ibrahimi libéré en janvier 1943, après trois années de résidence forcée, revint à Tlemcen et reprit immédiatement ses activités qui s’étendaient en raison de son statut de président de l’Association des Oulémas, à toute l’Algérie. Il sembla comme l’écrit son fils « décider à déborder le cadre culturel pour investir le champ politique »[14].

La posture d’avant guerre qui demandait l’assimilation politique fut définitivement abandonnée, il explicita dans une note à destination de la Commission des réformes créée par le Gouvernent de la France libre, le nouveau positionnement des Oulémas « De l’assimilation, il [le peuple] n’en veut à aucun prix, de même qu’il n’entend troquer son individualité, pas plus que son statut religieux, contre rien au monde ; il considère toute velléité d’assimilation comme une tentative d’effacement de sa personnalité spécifiquement arabe, ce qui est contraire à l’ordre même de la nature qui fait que chaque société humaine a ses caractéristiques propres, ses attributs, ses prérogatives, contraire aux règles psychologiques universelles, contraire aussi aux principes même d’ordre historique et géographique, et enfin contraire à l’intérêt de la France elle-même, qui a déjà tenté l’expérience, sans obtenir le résultat escompté »[15]

Dans le même temps, Ferhat Abbas, autre figure de proue du défunt Congrès Musulman auquel s’était rallié les Oulémas à l’époque du Front Populaire, avait lui aussi fait le deuil de ses idées assimilationnistes. Fermement convaincu de l’existence d’une Nation Algérienne, il prit l’initiative, dans le courant de l’année 1944, de former un mouvement politique : les Amis du Manifeste de la Liberté. Il fut immédiatement soutenu dans sa démarche par le Cheikh El Ibrahimi.

Il réussit à convaincre un Messali Hadj quelques peu réticents qui affirma « Si je te fais confiance pour la réalisation d’une république algérienne associée à la France, par contre je ne fais pas du tout confiance à la France. La France ne te donnera rien. Elle ne cédera qu’à la force et ne donnera que ce qu’on lui arrachera »[16]. Ainsi, ce fut dans le cadre des AML, que le PPA put réaliser l’accord avec les Oulémas, qu’il souhaitait ardemment depuis toujours, car le mouvement réformiste représentait pour les partisans de Messali Hadj  « la dimension culturelle et spirituelle du nationalisme algérien  »[17].

Ces deux formations conjuguèrent leurs forces et se lancèrent dans une action de sensibilisation des thèses développées dans le Manifeste. Etant parvenus à faire la synthèse du nationalisme algérien, en liant le verbe de Ben Badis à l’action de Messali, le peuple algérien se retrouva facilement derrière les AML. Le peuple, écrit Kaddache, était « travaillé par les deux organisations qui avaient orienté leur action dans le sens national, l’une, l’Association des Oulémas, dans le cadre de la renaissance de l’Islam et de la langue arabe, l’autre, le PPA, dans celui du patriotisme révolutionnaire »[18].

Comme au temps de l’Emir Khaled, l’Algérie était en pleine effervescence. La conséquence principale du soutient apportée par les Oulémas et le PPA au mouvement des AML, fut une multiplication des sections et un nombre sans cesse croissant d’adhérents. Le discours des Oulémas  sous l’égide d’El Ibrahimi se fit beaucoup plus offensif. Lors de ses nombreux déplacements, il ne cessait d’appeler ses auditeurs à ne jamais oublier qu’ils étaient « arabes et musulmans »[19]. Dans tout le pays, les hommes de l’Association des Oulémas et du PPA diffusèrent un même message : la liberté d’enseignement de la langue arabe et la liberté religieuse ne pouvait voir le jour que dans une Algérie souveraine et indépendante.

Le Cheikh s’occupa aussi des Scouts Musulmans Algériens, qu’il reçut à Tlemcen en juillet 1944. Il prêta son concours afin qu’ils puissent organiser leur camp fédéral sur le plateau de Lalla Setti  où se regroupèrent plus de 450 jeunes scouts représentant 60 villes et villages. L’association des Oulémas n’a eu de cesse d’encourager le mouvement scout dont le chef Mohamed Bourras, exécuté par Vichy en 1941, fervent disciple de Ben Badis, s’était donné pour objectif, la création d’un puissant mouvement de jeunesse qui devait constituer une véritable école du patriotisme où serait enseigné l’amour de l’Islam et de la nation.

Dès sa libération, il se mit à la recherche d’un local pour l’Association des Oulémas dont le centre décisionnel était désormais Alger. Il continua son action de diffusion de l’Islah, chaque périple du Cheikh fut accompagné par des nouvelles inaugurations de médersas, de cercles, d’associations et de mosquées. Ces structures contribuèrent comme l’écrit Taleb Ibrahimi « à donner plus de consistance à cette phase de redécouverte de soi. Dans ces écoles, nous avons pu apprendre notre histoire et notre langue, notre histoire en notre langue. Nous avons su notamment que les peuples du Maghreb ont créé dans le passé des valeurs culturelles »[20] .

Tout comme Ben Badis, le Cheikh El Ibrahimi plaçait ses espoirs dans la jeunesse qui devait être unie, consciente d’elle-même, attachée à sa personnalité afin de pouvoir un jour libérer l’Algérie. Dans le souci d’octroyer à leur mission le maximum d’efficacité, le mouvement des Oulémas était parvenu à fonder en 1947, l’Institut Ben Badis, véritable établissement d’enseignement secondaire qui devait recevoir des étudiants originaire de l’ensemble de l’Algérie et les préparer à l’entrée à l’université islamique de la Zeytouna. Pour les meilleurs d’entre eux un cursus au Machreq était envisageable. Les efforts fournis par les nationalistes algériens, des Oulémas et du PPA, pour l’enseignement de l’arabe furent si intense, qu’à la veille du déclenchement de l’insurrection du 1er Novembre 1954, on pouvait dénombrer 1000 étudiants à l’université de la Zitouna de Tunis, 120 à El Qarawiyine de Fès et 150 à El Azhar. Ahmed Mahsas remarqua judicieusement dans sa thèse que « l’ensemble de ces formations (1270) formait un effectif deux fois plus important que celui des algériens fréquentant les université françaises (589) »[21].

Toutefois, le positionnement politique de la direction des Oulémas n’était pas en mesure de satisfaire les attentes d’une jeunesse, hantée par les souvenirs de la répression du 8 mai 1945, qui voulait en découdre définitivement avec le colonialisme français. Certains cadres formés dans le giron islahiste passèrent au PPA, ce fut le cas de Mahmoud Bouzouzou qui devint le Morchid des SMA, ou du Cheikh Hadj Belkacen El Baïdhaoui. Le PPA rallia à sa cause d’anciens étudiants des Oulémas, pour lesquels le parti de Messali représentait le meilleur moyen de concrétiser l’idéal badisien[22].

Le PPA sut utiliser habilement le ralliement de ces cadres islahistes déçus par le compagnonnage de Bachir El Ibrahimi avec  un Ferhat Abbas jugé trop timoré par ces derniers. Néanmoins, le Cheikh multiplia les contacts politiques avec les partisans de Messali. Il rencontra régulièrement des cadres du MTLD tels Hocine Lahouel, Ahmed Bouda et surtout le Docteur Mohamed Lamine Debbaghine qui était selon Taleb Ibrahimi « la figure la plus secrète et la plus profonde du nationalisme algérien »[23]. D’après lui, son père était à la recherche de passerelles entre les Oulémas et le MTLD.

La dernière action politique du Cheikh en territoire algérien fut son soutien accordé à la création du « Front Algérien pour la défense et le respect de la liberté » qui regroupait les partis nationalistes et le PCA. Il fut fondé le 5 août 1951 au cours d’une réunion tenue au cinéma Dounyazad à Alger. Le Cheikh Larbi Tebessi en fut nommé président. Mais cette initiative ne connut pas le succès des AML. Ali Kafi dans ses mémoires explique les raisons de cet échec dû essentiellement, selon lui, à une absence d’assise populaire et à son programme d’action trop limité[24].

Lors d’un passage à Paris en 1952, il rencontra les délégués des pays arabes et musulmans afin que ceux-ci inscrivent la question algérienne à la prochaine session de l’Assemblée générale de l’ONU. A la suite de ce séjour où il fut amené à côtoyer entre autres Abderrahmane Azzam, secrétaire générale de la Ligue des Etats arabes, invitation lui fut faite de venir visiter certains pays arabes et musulmans. Le 7 mars 1952, le Cheikh Bachir El Ibrahimi quitta l’Algérie pour un voyage en Orient qui s’étala sur une dizaine années. Il ne revit sa terre natale que lorsque celle-ci recouvra son indépendance.

 


[1] Le jeune musulman, Organe des jeunes de l’Association des Oulémas Algériens. Alger, 1952-1954, Publication du Haut Conseil Islamique, Alger, 2005, T1, p10

[2] Merad Ali, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale. Alger, El Hikma, 1999, p83

[3] Ageron Charles Robert, Les Algériens musulmans et la France 1871-1919, T2, Editions Bouchène, 2005, p 1085

[4] Merad Ali, réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale, op. cit., p 109

[5] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, T 1, 1919-1939, Ed. Paris-Méditerranée, 2003, page 203

[6] Ibid.

[7] Taleb Ibrahimi Ahmed, Mémoire d’un Algérien, Tome 1 : Rêves et épreuves (1932-1965), Alger, Casbah Editions, 2006, p 19

[8] Merad Ali, réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale, op. cit., p 174

[9] Taleb Ibrahimi Ahmed, Mémoire d’un Algérien, Tome 1 : Rêves et épreuves (1932-1965), op. cit., p 21

[10] Ibid., p 22-23

[11] Merad Ali, réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale, op. cit., p 80

[12] Taleb Ibrahimi Ahmed, Mémoire d’un Algérien, Tome 1 : Rêves et épreuves (1932-1965), op. cit., p 30

[13] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, T 2, 1939-1951, op. cit., page 572

[14] Taleb Ibrahimi Ahmed, Mémoire d’un Algérien, Tome 1 : Rêves et épreuves (1932-1965), op. cit., p 36

[15] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, T 2, 1939-1951, op. cit., page 616

[16] Ibid., T 2, p 617

[17] Ibid., T 1, p 508

[18] Ibid., T 2, p 619

[19] Ibid.,

[20] Taleb Ibrahimi Ahmed, De la décolonisation à la révolution culturelle (1962-1972), Alger, SNED, 1973, p 15

[21] Mahsas Ahmed, Le mouvement révolutionnaire en Algérie. De la 1ère guerre mondiale à 1954. Alger, El Maarifa, 2007, p 350

[22] Entretien avec Sid Ali Abdel Hamid, ancien membre du PPA . Il étudia à la médersa Chabiba tenu par le Cheikh Mohamed El Id Al Khalifa.

[23] Taleb Ibrahimi Ahmed, Mémoire d’un Algérien, Tome 1 : Rêves et épreuves (1932-1965), op. cit., p 47

[24] Kafi Ali, Du militant politique au dirigeant militaire. Mémoires (1946-1962). Alger, Casbah Editions, 2004, p37

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