« Djam’iyat ettarbiya oua etta’lim » (1930-1957) Au carrefour des enjeux identitaires

Par : Abdelmadjid MERDACI

Le 28 octobre 1930 est déclarée, auprès des services de la préfecture de Constantine, une association s’assignant pour objet « L’éducation et l’instruction professionnelle des enfants musulmans». Cette déclaration est enregistrée au nom de «Benbadis Abdelhamid[1], professeur libre». Les statuts précisent en ces termes les buts poursuivis: « répandre l’instruction arabe et française ainsi que l’apprentissage professionnel parmi les [1]filles et les garçons musulmans» (Art. 2) et stipulent que les caisses de l’association « sont alimentées par les cotisations des membres, les dons des personnes bienfaitrices, les subventions administratives, les prix des cours versés par les élèves en état de le faire».

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1930 est d’abord l’année du Centenaire[2] de la colonisation marqué par un faste aussi exceptionnel que démonstratif «mais quelquefois aussi avec une certaine maladresse ou un certain manque de tact», relève une note d’évaluation politique en date de 1941 adressée au général Valin, préfet de Constantine, qui signale aussi que «cela provoqua des critiques qui sont à l’origine des mouvements revendicatifs divers qui, de 1930 à la guerre, vont marquer l’évolution politique de ce pays ».

Cette commémoration aura notamment vu le déplacement en Algérie des représentants officiels de l’État français, dont le président de la République Gaston Doumergue et plusieurs parlementaires qui feront précisément l’objet de réceptions, à forte charge politique, tout au long de leurs déplacements. Devant eux, est soulignée l’œuvre de la France en Algérie et au premier chef par les notables musulmans constitués d’élus de l’administration comme, c’est le cas par exemple de ce délégué financier musulman de Constantine qui déclare, que «pour ce siècle nouveau, ce sont de notre côté des générations qui vous apportent, pour la continuation de l’œuvre française en Algérie, leur ardeur et leur bonne volonté. Formées dans vos écoles, elles portent dans leurs cœurs ce sentiment de fraternité cimenté dès leur jeunesse au contact journalier de vos enfants, qui les attache indissolublement à vous. Façonnés par les meilleurs des vôtres, ces membres de l’enseignement de tous les degrés, serviteurs désintéressés du pays, pour qui notre gratitude est sans bornes, ces nouvelles générations portent dans leurs regards la flamme d’un amour vrai pour le génie de votre race et d’un culte passionné pour la pensée française.»

À Constantine, la question de l’intégration scolaire, sous quelque forme que ce soit, des jeunes musulmans, s’était posée publiquement et avait même, reçu des esquisses de réponse dès 1861, sous le régime de la politique du Royaume arabe, sous la forme de la création d’un «collège arabe-français», encouragé par le Maréchal Pélissier[3]. La construction d’une école publique, au cœur même de l’emblématique quartier de Sidi Djellis; suivie, au début du siècle, par la construction de la Médersa[4]; peuvent paraître comme la concrétisation de cet objectif que s’est assigné l’administration dans le domaine de l’instruction publique des jeunes«indigènes»; mais, doivent aussi, être compris comme des marqueurs d’une nouvelle étape dans les relations de la population musulmane avec l’ordre colonial.

Une partie de l’élite musulmane[5] qui accueille les représentants de l’État colonial, à l’occasion des festivités du Centenaire, est directement issue de cette acculturation par le système scolaire. Le fait également que cette élite soit instruite en langue arabe pouvait avoir pour elle, non seulement vocation de reproduire et d’élargir le système qui l’a produite mais, aussi prétendre au droit de revendiquer; d’autant plus, qu’elle se prévaut de la légitimité d’interpréter des textes aussi sensibles que ceux du droit musulman; c’est le cas notamment des médersiens.

C’est dans un article publié dans Ech-Chihab de février 1930, que Abdelhamid Benbadis fixe les contours d’une démarche qui prend acte du fait que,«l’enseignement officiel touche très peu d’Algériens musulmans. La même observation s’impose en ce qui concerne l’enseignement arabe» et invite « les musulmans éclairés» à créer et organiser «des écoles musulmanes privées destinées à l’enseignement de l’arabe et du français.»[6]

C’est d’ailleurs moins le principe de cet «enseignement officiel» que le fait qu’il touche finalement « très peu d’Algériens» qui paraît dicter la démarche de Abdelhamid Benbadis. Démarche qui s’inscrit commodément moins dans une posture oppositionnelle que d’accompagnement: la référence explicite à l’enseignement du français en témoigne.

L’enjeu, pour ne pas être affirmé explicitement, n’en demeure pas moins de remettre en cause, le monopole de fait de l’administration française sur le secteur stratégique de l’enseignement et de nourrir, éventuellement, d’autres attaches que celles sanctionnées par la célébration du centenaire.

Que l’on ne s’y trompe pas, sous le couvert quasi scrupuleux du respect de la loi française - particulièrement, la Loi de juillet 1901 sur les associations. Il s’agit bien d’une démarche de rupture qui est initiée et qui, à tout le moins, écarte de ses objectifs l’amendement du système éducatif en place et n’en tire formellement argument de ses limites que pour travailler à lui proposer une alternative forte d’enseignements précis. En mettant en avant, par exemple, le devoir de répandre l’instruction et l’apprentissage, notamment «parmi les filles.».

Abdelhamid Benbadis, qui se conforme ainsi aux dispositions de l’école républicaine française, avait pu avoir à l’esprit les images abondamment diffusées de jeunes filles musulmanes de Constantine, requises pour l’accueil du président de la République; même, si sa vision des enjeux, au regard des objectifs de la réforme des idées et de la renaissance des valeurs de l’Islam excédait cet événement conjoncturel.

Au-delà de toute considération, le projet scolaire s’inscrivait en droite ligne du prosélytisme islahiste en faveur de l’éducation et de l’élévation du niveau culturel des autochtones musulmans et, Abdelhamid Benbadis l’affirmera en personne, et avec force, lors d’une manifestation précisément organisée par Djem’iyat ettarbiya oua etta’lim, en juin 1938 où il clame qu’« un peuple ignorant est une nullité

En effet, à la veille de la création de cette association, il ne pouvait échapper à l’observation, la progressive levée des réserves vis-à-vis de l’école française au sein de secteurs de plus en plus larges de la société. Une telle évolution s’imposait comme plus fondée sur les strictes nécessités de survie et d’adaptation que sur une franche adhésion aux valeurs portées par l’école républicaine. De fait, l’ouverture d’Ettarbya oua etta’lim offrait une opportunité nouvelle du choix pour la scolarisation des enfants, du moins là où l’école française se trouvait…

Il importe néanmoins de souligner aussi, que l’association sera, par la suite, communément identifiée par sa dénomination originelle en langue arabe de «Djam’iyat ettarbiya oua etta’lim» qui fait clairement fonction de marqueur identitaire appelé à se répandre largement au-delà des limites de la seule ville de Constantine.

En juin 1931, un amendement des statuts de l’association est approuvé en Assemblée générale et enregistré par les services préfectoraux un mois plus tard. Il est ainsi stipulé, dans l’article 11, que «l’association pourra créer dans le département de Constantine des sections régies par les statuts de la société mère; ces sections seront contrôlées tant au point de vue de la gestion financière qu’au point de vue du programme d’éducation».

Il faut cependant s’arrêter à cet amendement qui arrive trop tôt pour sanctionner une première évaluation du travail de l’association et, qui prend figure, par sa portée, d’une refondation de l’entreprise, non pas tant dans son objet déclaré que dans ses visées stratégiques.

Tout semble en effet, s’être passé comme si les initiateurs du projet éducatif islahiste avaient fait le choix tactique, d’une première ouverture constantinoise; de nature à appeler l’attention des populations ciblées d’une part; et à donner, d’autre part; des gages à l’administration quant aux objectifs strictement scolaires assignés à leur action.

Une association méconnue

La mémoire collective, celle de Constantine plus que tout autre, a assez généralement tendance aujourd’hui, à méconnaître tout l’intérêt de l’entreprise d’Ettarbya oua etta’lim, notamment de son caractère novateur, de sa fonction d’institution charnière dans les formes de mobilisation communautaire et de sa contribution à la reconfiguration des résistances de tous ordres à la domination coloniale.

Mohamed El Korso, commentant l’article de février 1930 du journal Ech-Chihab, il lui semble qu’il a «toutes les caractéristiques d’une charte de l’enseignement de la langue arabe en Algérie», et, il en retient selon lui, deux principes fondamentaux: « la langue arabe est la langue de la communauté algérienne; la médersa devra être l’œuvre de cette communauté.»

Ainsi donc, la création d’Ettarbiya oua etta’lim, quelques mois plus tard, concrétise-t-elle cet objectif qui est, en l’occurrence à Constantine même, légitimement perçu, en raison du rayonnement personnel de Abdelhamid Benbadis et de la localisation de sa presse; comme l’un des foyers de diffusion de la pensée islahiste.

Si Ettarbya oua etta’lim sanctionne l’intuition visionnaire de Benbadis, elle ne saurait pourtant être intelligible sans la prise en compte du sourd travail de la «reprise historique» - selon la belle formulation de Abdelkader Djeghloul qui, au travers de la conscription militaire, de l’école, du sport, du théâtre, de la littérature ou de la presse, signale les mutations de la société musulmane, notamment son passage des résistances armées, le plus souvent montagnardes et rurales du XIXe siècle - à une confrontation politique plus urbaine dans ses assises et moderne dans ses formes.

La reprise historique

L’association, au titre de la Loi de juillet 1901, fut l’un des cadres de référence de cette reprise historique; «l’association est, comme le note Omar Carlier, cette structure juridique qui permet de réorganiser un autre soi, en dehors de l’État et en face de lui, dans l’énergie retrouvée d’un groupe solidaire et autonome.»[7]

Si elle ne s’inscrit pas formellement dans la filiation de la lettre des notables constantinois[8] aux autorités françaises ou du travail pionnier du cercle Salah Bey, l’association, à Constantine, exprime aussi une manière de continuité dans le refus de la résignation à l’ordre établi et dans la quête d’une expression «solidaire etautonome» de l’identité et des préoccupations des autochtones. Si elle n’a pas été leur expression exclusive, l’association n’en n’a pas moins été essentiellement porteuse d’une réelle dynamique communautaire dont le chiffre de création d’associations[9] permet juste d’en fixer l’ampleur. Plus d’une centaine d’associations musulmanes verront le jour dans la décennie trente, dans le département de Constantine, alors même que les premières esquisses sont enregistrées au cours des années vingt. Couvrant un large spectre de préoccupations, cultuelles, corporatistes, sportives, culturelles, solidaristes – mobilisant de larges secteurs de la société: artisans, commerçants, ouvriers, étudiants, propriétaires fonciers, chômeurs; ces associations consacrent ainsi l’adhésion collective à un nouveau mode de socialisation. Si des associations, sportives, corporatives, signalent des capacités d’innovation ou d’adaptation à de nouvelles formes d’expression et paraissent ainsi plus ouvertes à l’Autre; les associations culturelles –au rang desquelles Ettarbyia oua etta’lim et de solidarité, marquent-elles plus la prégnance d’ancrages identitaires, le dialogue intra-communautaire autour de la préservation de valeurs, de biens symboliques reconnus comme légitimes et nécessaires à la protection du lien social. L’association traduit alors cet «effort de maîtrise des signes empruntés au colonisateur», (Benjamin Stora) et renvoie, au lancinant débat sur la sécularisation qui occupe et fragmente alors les élites politiques et intellectuelles.Les lieux d’où parle l’association, au-delà du seul cadre juridique de la Loi de 1901, portent alors un sens et induisent, à Constantine, une manière de fixation spatiale des associations autour de deux domiciliations électives; au 7, rue du Docteur Moussa – siège déclaré d’Ettarbyia oua etta’lim - et au 37, rue Alexis Lambert où se trouve «l’imprimerie musulmane algérienne», fondée en 1925 par Zouaoui Belguechi, Abdesselem Sahraoui, Ahmed Bouchemal et Abdelhamid Benbadis.

La formation d’un «ethos associatif», sanctionnant la substitution de normes légales d’organisation des rapports et des activités aux légitimités segmentaires, et l’émergence de nouveaux cadres de sociabilité, rend compte de l’urbanisation progressive du lien social. L’association, dans ces années trente à Constantine, incorpore, avec le local, la réunion, la manifestation, les codes d’une acculturation consentie qui d’ailleurs prolonge, le plus souvent, des investissements plus visibles dans le champ politique même. Il est alors remarquable, de noter à ce sujet, que les associations constantinoises de ces années trente soient plus facilement référées à la moins politique des organisations - l’Association des Oulémas musulmans d’Algérie - qu’aux acteurs politiques formellement déclarés.

Il convient donc, non seulement de nuancer cette perception, mais aussi de rendre justice à la fois, à la diversité des courants politiques qui s’étaient attachés à la promotion de la culture associative et souvent au prix d’un sens précis du respect de la spécificité de sa contribution.

La note d’évaluation politique de 1941, détaille l’état des forces politiques dans le département de Constantine et, souligne notamment, les activités du courant nationaliste du Parti du Peuple Algérien, le PPA ou du Parti communiste algérien (PCA); outre la présence de la puissante Fédération des élus du Dr Bendjelloul. « Les deux premiers –il s’agit de l’association des Oulémas et de la Fédération des élus, note le rapport – ont eu leurs origines dans le département de Constantine qui s’est montré ainsi et se montre toujours le département le plus important au point de vue musulman de toute l’Algérie: c’est d’ici que sont parties les idées et les directives qui ont finalement intéressé ou agité l’Algérie toute entière.»[10]

Les conseils d’administration des associations musulmanes traduisaient peu ou prou la diversité des affiliations politiques –les rapports des services de surveillance des indigènes le signalaient clairement- et c’est moins l’hégémonie de l’association des Oulémas qui vaut d’être soulignée que son mode singulier de lobbying. Pour être précis, les contours de l’association, fixés dans ses statuts, autorisaient moins l’adhésion –dans le sens formel ou partisan du terme- qu’une forme subtile d’allégeance, essentiellement à la personne du cheïkh Abdelhamid Benbadis. Moins disciples que relais, les «Badissiens» se recrutaient dans les différents horizons sociaux et culturels et dans le champ associatif, ils auront été, souvent, des anciens élèves de l’école française. L’exemple le plus achevé en aura été Si Brahim Ammouchi[11], ancien élève de l’école Jules Ferry et du lycée d’Aumale, greffier de justice et directeur de musique au sein de l’association Mouhibbi el fen que Abdelhamid Benbadis charge d’écrire l’hymne de son célèbre «Chaâb El Djazaïr.»

La bataille de l’instruction

En est-il autrement d’Ettarbiya oua etta’lim et des autres associations qui allaient investir le terrain de l’éducation et de l’instruction? L’association a, en effet, pour elle de s’inscrire dans une cohérence plus large et plus explicite, celle de l’action initiée par Djam’iyat el ‘Oulama el mouslimine, elle-même créée en mai 1930 qui dispose d’un organe –Ech-chihab- et apparaît comme influente dans d’autres structures associatives culturelles et sportives.

De ce point de vue, Ettarbya oua etta’lim est confortée, plus qu’ailleurs, par la capillarité locale de l’islahisme alors même que, comme le note Mohamed El Korso, celui-ci s’était plus agrégé aux nawadis (club) existants, comme le Nadi et-Taraqi d’Alger ou le Nadi echabiba el islamiya de Tlemcen.

À Constantine, Ettarbya oua etta’lim, société pionnière, a moins connu la compétition directe, courante à travers le pays, avec la médersa nationaliste du PPA/MTLD; elle était plutôt en compétition ouverte à sa rivale confrérique. C’est d’ailleurs, avec les représentants des confréries, organisés en association nationale, et concurrents déclarés sur le même terrain que Ettarbya oua etta’lim -par le biais de la Kouliyat el Kettaniya et Djam’iyat Essalem-, qu’allait se développer dans la ville même, la bataille autour de l’instruction dont le sommet aura pour objet, en octobre 1952 le contrôle de la Grande mosquée de la ville, tranché par l’administration, en faveur des islahistes au prorata du nombre d’étudiants.[12]

La vigueur de ces batailles est éclairée, dans la capitale de l’Est, par le fait trop facilement scotomisé aujourd’hui, que les chefs de zaouias ont été, au même titre que les militants de l’islah, fondateurs de l’association des Oulémas, avant de faire dissidence et de se rapprocher de l’administration.

La double interface Ettarbya oua etta’lim / Djem’iyat Essalem et Institut Benbadis/El Kettaniya aura, de longues années durant, sanctionné à Constantine, à tout le moins, des apparentements significatifs.

La croissance de l’association

Le nombre, entre huit cents (800) et neuf cents (900) étudiants, qui fut au principe de l’arbitrage consacré, au demeurant, l’exceptionnelle croissance de l’association et les mutations concomitantes de ses structures sous la direction de Ahmed Bouchemal qui, très tôt apparaît dans les procès-verbaux et les documents administratifs de l’association pour en assurer la présidence à la suite de Benbadis.

Publiciste, présenté par les rapports de police comme secrétaire à l’imprimerie «Nadjah», il est l’incarnation du militantisme islahiste. En charge d’Ech-chihab, il participe, en 1925, à la création de l’Imprimerie musulmane et se trouve immergé dans le tissu associatif musulman. C’est lui qui a conduit, par exemple, en 1937, la dissidence au sein de l’association Mouhibbi el fen contre la direction confrérique de Abdelmadjid Rahmouni[13]; mais, sa grande œuvre demeure l’institutionnalisation de Ettarbiya oua etta’lim. Il sera d’abord le maître d’œuvre du maillage régional de l’association, en application des dispositions de l’amendement de juillet 1931.

L’Association va ainsi et progressivement diffuser son enseignement à travers le département de Constantine qui verra la création de quarante-trois sections: neuf à Annaba, huit à Jijel, cinq à Constantine, cinq à Mila, quatre à Skikda, quatre à Batna, trois à Oum El Bouaghi et deux à Sétif. Cette diffusion se traduit concrètement par la mise en place et l’animation d’autant de structures associatives qui développent une vie organique régulière, tiennent des Assemblées générales et procèdent à des changements dans leurs comités directeurs.

Il n’est pas besoin de souligner tout l’intérêt de la diffusion, tout objet égal par ailleurs, des principes associatifs, de leurs effets de subversion parfois, des mécanismes de socialisation ou d’invention de nouveaux lieux de sociabilité notamment dans des contrées difficiles d’accès.

Hors des messages pédagogiques spécifiques, est-ce bien sur les modes d’organisation du lien social que porte l’action de l’association? La centralité constantinoise s’adapte, elle aussi, à la réalité du réseau que constitue alors Ettarbiya oua etta’lim qui, par les hiérarchies qu’il institue et l’homogénéité de sa programmation, n’est pas sans faire penser à une préfiguration de ce que serait une «école algérienne», en même temps qu’il se démarque de l’école républicaine française dans l’organisation de la pyramide du cursus de formation. Le choix délibéré et revendiqué de la mixité peut, aujourd’hui encore, avoir vertu d’enseignement tout comme l’érection de « Ma’had Benbadis» (Institut Benbadis) consacre-t-elle pleinement l’élargissement de l’offre de formation. Le succès d’une entreprise de plus en plus nationale par l’origine de ses effectifs assurés, est en plus conforté par la création, ici aussi pionnière, d’un cadre de vie communautaire représenté par « Dar Ettalaba», lieu de vie et de brassage idéologique des étudiants. La tension vers la modernité dans les processus de transmission au sein de l’institution est aussi signifiée par son ouverture à des formes d’expressions culturelles novatrices comme le théâtre.

Sans doute faut-il s’arrêter à la personnalité du directeur de l’institution, au cours des années quarante, en l’espèce le publiciste et dramaturge Ahmed Redha Houhou[14] qui, à la ville, est l’un des animateurs de l’association «El Mazhar el fenni el Qassantini»,importante association musicale et théâtrale musulmane qui, entre 1947 et 1955, joua un rôle de premier plan dans la vie culturelle locale. Auteur de nombreux essais et notamment d’œuvres pour le théâtre dont une célèbre adaptation, sous le titre de «Ambaça», de «Ruy Blas»de Victor Hugo, montée par El Mazhar et reprise par le théâtre national algérien après l’indépendance, Rédha Houhou crée aussi des saynètes pour les élèves de l’association et il est remarquable que cette initiation ait pu avoir d’importants prolongements dans la mise en place d’un théâtre algérien à Constantine.

Hors des figures connues de Chérif Chouaïb ou Chérif Djilani[15], passeurs décisifs du langage théâtral, le nombre d’itinéraires culturels ou militants formés au sein d’Ettarbya oua Etta’lim est suffisamment impressionnant pour justifier une recherche approfondie sur les filiations intellectuelles et politiques dans le Constantinois qui validera le statut de carrefour exceptionnel de Djem’iyat ettarbya oua etta’lim ». Ahmed Redha Houhou sera arrêté et finalement exécuté par les milices de la police française, au mois de février 1956, en même temps que quelques notables Constantinois, suite à l’exécution, par un groupe de fidaiyines, du commissaire Sanmarcelli. Son assassinat préfigurait ceux d’autres intellectuels constantinois comme Tewfiq Khaznadar , issu du MTLD et cheikh Ahmed Bouchemal, cheville ouvrière de Ettarbya oua etta‘lim.

Nuisibles à la sécurité

En octobre 1957, en application de dispositions réglementaires datant de 1942, du régime de Vichy, Maurice Papon, préfet Igame de Constantine, prend une série d’arrêtés interdisant l’association et ses activités, plaçant sous séquestre ses biens au motif qu’elles étaient «nuisibles à la sécurité et à l’ordre public ». Ces mêmes dispositions visent l’Institut Benbadis et la résidence Dar Ettalaba. Comme si cette lecture strictement répressive de l’entreprise d’Ettarbya oua etta’lim décodait dans la violence les non-dits du projet pédagogique islahiste. Le plus remarquable est que, après 1962, les épigones de l’islahisme, qui l’instituèrent comme ressource privilégiée du mouvement en faveur de l’indépendance du pays, n’ont pas jugé utile de regarder du côté d’une des rares expériences directement issue des thèses de ce courant.


notes

Abdelmadjid MERDACI : Maître de conférences, Université Mentouri Constantine.


[1] Abdelhamid, Benbadis, 1889-1940 est l’un des fondateurs de l’Association des Oulémas Musulmans Algériens (AOMA), créée en mai 1931. Pour une vue d’ensemble, cf. Ali Merad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale. Paris, Mouton, 1967

[2] Il existe une importante bibliographie sur les festivités organisées à l’occasion du centenaire de l’occupation française en Algérie. Cf. Charles Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, 1871-1954, Paris, PUF, 1979.

[3] Sur le Royaume arabe, cf. Rey-Goldzeiguer, Annie, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, Alger, SNED, 1977.

Sur la question scolaire telle qu’elle fut posée au lendemain de 1830; cf. Turin, Yvonne, Les affrontements culturels dans l’Algérie coloniale, écoles, médecine, religion 1830-1880, Paris, F. Maspéro, 1971.

[4] Merad, Ali, «Regards sur l’enseignement des Musulmans en Algérie (1880-1960)», Confluent, n° 32-33, juin-juillet 1963.

[5] Références ou exemples représentatifs de cette catégorie: Ferhat, Abbas, Mohammed Salah, Bendjelloul, Azziz, Kessous et d’autres. Il serait judicieux de signaler le peu d’intérêt, à quelques exceptions près, que les chercheurs ont accordé à ce groupe social qui mérite une recherche approfondie, la même remarque est valable pour le groupe des «médersiens».

[6] Le journal Ech-Chihab (le Météore) est fondé par Benbadis, dès 1924. Sur les débuts de la presse arabe, cf. Ali Merad, «La formation de la presse musulmane en Algérie (1919-1939)», Tunis, IBLA, n°105, pp. 9-29; Mohamed El Korso «Structures islahistes et dynamique culturelle dans le mouvement national algérien, 1931-1954» in Omar, Carlier, Fanny, Colonna, Abdelkader Djeghloul et Mohamed El Korso, Lettrés, Intellectuels et militants en Algérie, 1880-1950, URASC-Oran, Alger, OPU, 1988, pp. 54-106.

[7] Carlier, Omar, Entre nation et djihad. Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Sciences Po, 1995.

[8] Cf. Mostefa, Lacheraf, Algérie, Nation et Société, Paris, Maspéro, 1969.

[9] Karima, Benhassine, la vie associative à Constantine, thèse de doctorat, département d’histoire, Université Mentouri, 2005.

[10] Rapport d’évaluation politique adressé au général Valin par le préfet de Constantine, décembre 1941, Archives de la Wilaya de Constantine.

[11] Si Brahim, Hamouchi, Mémoires d’un éducateur de la jeunesse, Constantine, publication de la Direction des Archives de la wilaya de Constantine, (1903-1990).

[12] Sur toutes ces questions cf. Mohamed, el Korso, op.cit.

[13] Cf. notre recherche, Musiques et musiciens de Constantine au XXe siècle, Thèse de Doctorat en sociologie, Sorbonne, Paris 8, 2002, 385 p.

[14] Idem.

[15] Idem.

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