Le martyre d’un imam
Par: Mefti Tayeb-
La mosquée de notre quartier située à Belcourt a un nouvel imam venu de loin, il s’agit du cheikh Larbi Tébessi, président de l’Association des Oulémas d’Algérie.
Ceci est un épisode de la Révolution algérienne que j’ai déjà évoqué dans le supplément culturel d’El Moudjahid dans les années 70’. Nous étions une bande de quartier à vendre à la sortie de la mosquée le petit journal (AI Bassaïr), organe de l’Association des Oulémas.
Lors du terrible tremblement de terre d’El Asnam en septembre 1954, ressenti jusqu’à Alger et qui a fait des centaines de morts, un grand élan de solidarité déferla sur toute l’Algérie ; alors, initiés par les responsables de la mosquée, avec mes amis et les jeunes scouts musulmans, dirigés par leur chef Adim Ahmed, nous allions de maison en maison collecter des couvertures, des draps, des habits et même des denrées alimentaires destinés à être acheminés vers les zones sinistrées.
Hamoud Youcef, fils du limonadier Hamoud Boualem, a chargé son fourgon de divers objets pour répondre aux besoins de la population sinistrée, il avait auparavant largement contribué financièrement à la construction de la mosquée de notre quartier, dotée à l’entresol d’un hammam et au deuxième étage d’une grande médersa où exerçait à l’époque le cheikh Ahmed de Biskra, le cheikh El Hacherni et notre poète national, Mohamed Laïd Al Khalifa.
Les prêches de cheikh Larbi Tébessi étaient très appréciés par les fidèles du quartier. Lui, l’érudit, sorti de l’université d’Al Azhar du Caire, les fidèles l’écoutaient avec passion et respect leur parler d’un islam généreux, tolérant et solidaire. Le cheikh était de taille moyenne, blanc de peau, les cheveux grisonnants, il était tout le temps habillé d’une longue tunique grise et d’un chèche blanc comme le portent les religieux égyptiens d’Al Azhar.
Un jour, à la sortie de la prière du vendredi, une patrouille militaire surgit de la caserne toute proche entourant la mosquée ; un soldat choisit d’interpeller le cheikh en hurlant : «Viens ici le vieux ! Donne tes papiers !» Notre cheikh, ne comprenant pas les injonctions du militaire, resta appuyé sur sa canne, alors le soldat est devenu de plus en plus furieux : «Tu ne veux pas obtempérer, alors mets-toi à genoux et fissa !» Il donna un violent coup de pied à la canne, l’éjectant à plusieurs mètres du cheikh, tremblant de plus belle sans sa canne, avec courage, il tint bon.
Deux fidèles qui tentaient de le soutenir ont été molestés à coups de crosse, alors le furieux militaire esquissa des pas en arrière, le chef de la patrouille, voyant que le vieux n’était pas près de céder, ordonna au militaire qu’on lui redonne sa canne et dit à ses hommes : «Rentrons maintenant, le spectacle est terminé !» La patrouille regagna la caserne toute honte bue. La foule, médusée par ce spectacle insolite et surréaliste, se dispersa en silence. Alors, notre imam, aidé par deux jeunes fidèles, regagna difficilement son appartement, mitoyen de la mosquée.
Comme chaque matin, aux environs de 8h30, l’imam vient à notre rencontre pour la lecture quotidienne de la presse algéroise. Tous les trois, avec mon ami Sobhi Belkacem, on s’asseyait sur les marches de l’entrée de la mosquée et Belkacem enchaînait la lecture du Journal d’Alger, de l’Echo d’Alger et de la Dépêche quotidienne.
Le cheikh, le regard porté au loin, l’air dubitatif, se contentant de temps à autre de hocher la tête puis sentant la fin de la lecture, il nous murmure : «Merci, à demain inch’Allah.» Quel bonheur d’être assis à côté de cet illustre personnage, si courtois et si aimable, en outre président de l’Association des oulémas d’Algérie, ce savant de l’islam de paix et de tolérance prôné par le nationalisme algérien.
Comme chaque soir, avec mes amis, nous nous retrouvions dans notre cachette sous des escaliers en face de l’étage inférieur de la salle de prière et là, toute une partie de la nuit, protégés par un rideau, on chuchotait avec conviction les exploits de nos moudjahidine dans les maquis, et notre ami Sobhi Belkacem, l’intellectuel de la bande, féru de lecture de la presse étrangère, nous faisait une critique pointue de la situation politico-militaire, prophétisant une victoire inéluctable.
Puis un jour, vers 2h du matin, des bruits de pas feutrés nous imposèrent le silence total ; ce sont des gens, semble-t-il, qui ne voudraient ni être vus ni être entendus, cela aurait été plus bruyant avec les militaires, puis on entendait les pas grimper l’escalier menant droit au domicile du cheikh ; nous étions pétrifiés de peur, il nous tardait tant que le jour se lève pour quitter cette tanière et rejoindre notre quartier.
Aujourd’hui, il est plus de 9h30 et le cheikh ne venant toujours pas, une grande inquiétude s’empara de nous. Ce n’est que quelques heures plus tard que la terrible nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans tout le quartier. Le cheikh a été enlevé par des hommes en civil, armés. Belkacem nous dit qu’il pense que c’est l’œuvre de la Main rouge, l’ancêtre de l’OAS, fanatique de l’Algérie française qui a à son actif plusieurs enlèvements et assassinats de militants nationalistes algériens. Le cheikh aurait-il subi le même sort par ces barbares du crime ?
Adieu cheikh, tu nous as imprégné de ton immense foi et ta grande sagesse pour toujours devant l’Eternel ! Gloire à nos chouhada !