Ben Badis, le Luther de l’islam qui a joué un rôle décisif dans le chemin vers l’indépendance de l’Algérie

Par : Sarah DIFFALAH-

Eclairé et influent, le théologien musulman Abdelhamid Ben Badis est considéré comme l’un des pères du nationalisme algérien. Il est celui qui a semé la graine de la révolution.

La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Le cheikh Abdelhamid Ben Badis est mort. Le lendemain, le 17 avril 1940, un immense cortège funéraire traverse Constantine, sa ville natale. Dans les rues, plus de 20 000 personnes, arrivées des quatre coins de l’Algérie, passent sous les balcons des immeubles coloniaux. Les notables de la région se sont déplacés. La procession longe le garage Citroën et se dirige vers le cimetière.

A 50 ans, une infection bénigne aura été fatale au président de l’Association des Oulémas musulmans algériens (docteurs de la loi musulmane), atteint de troubles rénaux et affaibli par la perte de son fils unique. Ce jour-là, ce n’est pas seulement un hommage que l’on rend au défunt. C’est une manifestation d’adhésion des masses populaires à la lutte contre le système colonial français. Abdelhamid Ben Badis n’est pas un théologien comme les autres. Il est celui qui a semé la graine de la révolution. Mal connu du grand public européen, son rôle dans la prise de conscience par le peuple algérien de sa personnalité a été décisif dans le chemin vers l’indépendance de l’Algérie en 1962.

« Culturalisme religieux »

« L’islam est ma religion, l’arabe est ma langue, et l’Algérie est ma patrie », telle était sa devise martelée dans toutes les écoles qu’il a ouvertes pour diffuser sa pensée. « Il existe trois courants principaux dans le nationalisme algérien. Un courant sécularisé, celui de Messali Hadj, enraciné dans la société algérienne, défendant la souveraineté nationale. Celui de Ferhat Abbas, qui tente la conciliation entre les valeurs de l’islam et les principes de la République, revendiquant l’égalité politique. Enfin, celui de Ben Badis qui se réclame du culturalisme religieux et qui ne prône pas la rupture ouverte avec le système colonial, mais la réappropriation identitaire, explique l’historien Benjamin Stora.

Messali, Abbas et Ben Badis estiment que la vraie libération de l’homme musulman ne réside pas exclusivement dans un perpétuel affrontement culturel avec la colonisation, mais aussi dans la découverte de son être et de la société dans laquelle il évolue. » Lorsque Ben Badis meurt, son prestige et son influence rayonnent dans l’Algérie tout entière. Si le mythe ne se construit qu’après sa mort, il était admiré de son vivant. Ben Badis est une figure du mouvement réformiste algérien. Ce courant religieux, l’Islah, qui émerge à la fin du xx e siècle, vise à rompre avec la vision traditionnelle confrérique de l’islam, faite de superstitions et de rituels mystiques tenus pour illicites d’un point de vue doctrinal et arriérés. Ben Badis propose un islam plus pur, proche de celui que pratiquaient les premiers disciples de Mahomet, les « pieux ancêtres », opposé au maraboutisme répandu dans les populations rurales, la grande majorité des Algériens. Les colonisateurs, tout en respectant la foi et les usages des autochtones, tendent vers une francisation de la société algérienne. « La situation coloniale accentue le sentiment qu’il faudrait atteindre un niveau de modernité qui suppose de s’émanciper des traditions religieuses jugées comme sclérosantes, pour mieux se défendre face à l’atteinte que représente la colonisation », explique Charlotte Courreye, auteure d’une thèse sur les réformistes algériens.

Contre ce qu’il considère comme des périls, le conservatisme des croyances ancestrales et la domination culturelle française, Ben Badis regroupe autour de lui, dès les années 1910, un petit groupe de fidèles.

Ce fils d’une grande famille bourgeoise et lettrée constantinoise très tôt ralliée à la France estime que l’Algérien doit s’instruire pour mieux s’élever et s’affranchir. Dans l’ébullition sociale et politique qui suit la Première Guerre mondiale, il installe son QG au sein de la Mosquée verte à Constantine, où il crée sa première école libre. Ses disciples enseignent aux jeunes la langue arabe et leur rappellent que la personnalité algérienne est liée, par des siècles d’histoire, à l’islam et l’arabisme, passant sous silence la composante berbère du pays. Il fonde plusieurs publications, étend son réseau d’enseignement, doublé d’associations éducatives, et multiplie les conférences d’exégèse du Coran. Des régions entières sont transformées par la propagande, non sans quelques résistances.

« Ben Badis vise à être une manière de Luther de la religion musulmane », écrit à l’époque un journaliste de l’hebdomadaire socialiste « le Populaire ». Charismatique avec sa tenue blanche, simple malgré son milieu social privilégié, raffiné, pédagogue et investi, il exerce un réel pouvoir de séduction sur ses élèves et sur toute une génération. « Je fus impressionné par ce visage sans coloration, qui semblait moulé dans la cire. Sur les traits d’une extrême finesse une grande lumière était répandue dont on eût dit qu’elle coulait du double foyer des yeux où brûlait une flamme ardente. Une barbe d’un noir intense rehaussait le teint mat du cheikh. On eût pu croire que le chef religieux s’était évertué à se faire une tête de Christ », décrit encore ce journaliste.

Très vite, Ben Badis, bien que se présentant comme apolitique, rencontre l’hostilité de l’administration française irritée par son influence. D’autant que la célébration du centenaire de la colonisation, perçue comme une atteinte à la dignité du peuple algérien, réveille le sentiment d’injustice des réformistes. Le cheikh et ses compagnons sont surveillés de près par les services de liaison. Combien sont-ils ? Que font-ils ? Que disent-ils ? Les rassemblements font l’objet de comptes rendus détaillés. On craint que l’Association des Oulémas soit un foyer de nationalisme, on la soupçonne d’être un adversaire de la présence de la France, l’accusant même d’être l’instrument des propagandes étrangères. Des écoles, qui jusque-là fonctionnaient sans problème, sont fermées, des campagnes pour les discréditer sont lancées.

Ben Badis ne conteste pourtant pas l’autorité des Français, à condition qu’ils ne gênent pas l’épanouissement de la personnalité algérienne dans le cadre religieux et linguistique. Les réformistes sont partisans d’une politique de loyalisme envers le pouvoir, s’attirant les critiques de certains révolutionnaires du Parti du Peuple algérien de Messali Hadj et des communistes français. Ben Badis estime qu’en gagnant la confiance des Français, leurs revendications pour plus de justice et de dignité seront entendues. « C’est un pragmatique. Il pense que ce serait utopique de faire partir les Français. Il préfère conscientiser une identité musulmane au sein de la France. Ce qui, en fin de compte, conduit à promouvoir l’indépendance nationale », souligne Charlotte Courreye.

Conscient des bouleversements qui se préparent en Europe, Ben Badis se montre de plus en plus réservé sur la politique d’intégration menée par les autorités françaises. A sa mort, la rupture entre l’administration et l’Association des Oulémas est consommée. Lorsque la guerre d’indépendance éclate en 1954, les héritiers de Ben Badis se joindront au FLN et donneront ensuite au nouvel Etat nombre d’arguments théoriques et théologiques. Ben Badis et son association ont marqué jusqu’à aujourd’hui la vie politique et religieuse algérienne. Dans les rues d’Alger, les banderoles à l’effigie de Ben Badis, fréquemment mentionné dans les manuels scolaires, trônent désormais au côté des revendications des manifestants qui réclament un changement politique.


Réf : L’OBS/N°2858-15/08/2019

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